Le racisme institutionnel et populaire

Le racisme institutionnel et populaire

 

L’essor du racisme moderne est intimement lié à l’émergence progressive d’un racisme scientifique fondé sur des principes de classifications et hiérarchisation de prétendues races humaines.

 

En France, comme dans d’autres pays colonisateurs, il se traduit essentiellement par une double mutation : institutionnelle et populaire.

  • Institutionnelle, avec la compromission de la République et de ses valeurs pour justifier idéologiquement la nouvelle vague de colonisation,
  • Populaire, avec l’émergence d’un racisme qui ancrera dans l’inconscient collectif, pour des générations, l’image profondément dépréciée de l’Autre et de ses différences.

 

La compromission de la république et de ses valeurs

compromission de la république

 

Les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité se  heurtent de plein fouet à la politique de conquête et d’assujettissement induite par la colonisation.

 

Les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité se  heurtent de plein fouet à la politique de conquête et d’assujettissement induite par la colonisation.

Dès que  l’affirmation scientifique d’une infériorité est tenue pour évidente et incontestable, alors la conquête se transforme en mission civilisatrice.

La science des races institutionnalisée dans le cadre de la Société et de l’École d’anthropologie jette un pont entre idéologie raciste et républicaine. A la hiérarchie qu’elle établit entre  les prétendues races s’ajoute une croyance  relative dans le rôle de l’éducation  et dans la perfectibilité de l’homme, qui marquent bien son attachement aux valeurs républicaines.

L’impact des théories raciales va d’abord conditionner la structuration du monde colonial avec une « race  blanche » dont le destin est de coloniser et des « races inférieures » dont le destin est d’être colonisé. La république a un devoir d’éducation de ces races inférieures.  Les lois qui régissent la vie des colonisés ne sauraient se confondre avec celles des colons. Il en va de même de l’éducation qui voit ses programmes adaptés aux « races inférieures ».

Mais ce concept de race pénètrera bien au-delà de la science dans les ramifications de la société : Les sciences humaines et sociales, la psychologie des peuples, l’ethnologie culturelleou la psychologie scientifique intégreront plus ou moins dans le cadre de leur réflexion l’hypothèse des différences raciales.

Si le début du XXe verra grâce aux progrès de la génétique le déclin de cette « anthropologie  raciale » républicaine, elle laissera des traces encore visibles dans la pensée républicaine aujourd’hui.

La classification établie par Gobineau se retrouve dans les programmations parisiennes des zoos humains et conditionne largement l’idéologie sous-jacente de ces spectacles. Lorsque les Cosaques sont, par exemple, invités au Jardin zoologique d’acclimatation, l’ambassade de Russie insiste pour qu’ils ne soient pas confondus avec les « nègres » venus d’Afrique, et, lorsque Buffalo Bill arrive avec sa « troupe », il trouve sans conteste sa place au Jardin grâce à la présence d’ « Indiens » dans son spectacle ! Enfin, quand les lilliputiens sont présentés au public, ils entrent sans aucun problème dans la même terminologie de la différence, de la monstruosité et de la bestialité que les populations exotiques.

Le Darwinisme social, vulgarisé et réinterprété par un Gustave Le Bon ou un Vacher de Lapouge au tournant du siècle, trouve sa traduction visuelle de distinction entre « races primitives »et « races civilisées »  dans ces exhibitions à caractère ethnologique. Ces penseurs de l’inégalitarisme découvrent, à travers les zoos humains, un fabuleux réservoir de spécimens jusqu’alors impensable en métropole.

L’anthropologie physique, comme l’anthropométrie naissante, qui constitue alors une grammaire des « caractères somatiques » des groupes raciaux – systématisé dès 1867 par la Société d’anthropologie avec les créations d’un laboratoire de craniométrie -, puis le développement de la phrénologie, légitiment le développement de ces exhibitions. Elles incitent les scientifiques à soutenir activement ces programmations, pour trois raisons pragmatiques : une mise à disposition pratique d’un « matériel » humain exceptionnel (variété, nombre et renouvellement des spécimens…) ; un intérêt du grand public pour leurs recherches, et donc une possibilité de promouvoir leurs travaux dans la grande presse ; enfin, la démonstration la plus probante du bien-fondé des énoncés racistes par la présence physique de ces « sauvages ».

 

La colonisation de l’Afrique et de l’Asie

 

« La colonisation est la force expansive d’un peuple, c’est sa puissance de reproduction, c’est sa dilatation et sa multiplication à travers les espaces ; c’est la soumission de l’univers ou d’une vaste partie à sa langue, à ses mœurs, à ses idées et à ses lois. Un peuple qui colonise, c’est un peuple qui jette les assises de sa grandeur dans l’avenir et de sa suprématie future… A quelque point de vue que l’on se place, que l’on se renferme dans la considération de la prospérité et de la puissance matérielle, de l’autorité et de l’influence politique, ou que l’on s’élève à la contemplation de la grandeur intellectuelle, voici un mot d’une incontestable vérité : le peuple qui colonise est le premier peuple ; s’il ne l’est pas aujourd’hui, il le sera demain. »
Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, Guillaumin éd., 1870, p. 605-606.
L’auteur est économiste et l’un des grands théoriciens de la colonisation française.

Pour reprendre véritablement le rang qui lui appartient dans le monde, la France se doit de ne pas accepter le repliement sur elle-même. C’est par l’expansion, par le rayonnement dans la vie du dehors, par la place qu’on prend dans la vie générale de l’humanité que les nations persistent et qu’elles durent ; si cette vie s’arrêtait, c’en serait fait de la France.
Léon Gambetta, Angers, 1872

Il ne faut pas se lasser de le répéter : la colonisation n’est ni une intervention philosophique, ni un geste sentimental. Que ce soit pour nous ou pour n’importe quel pays, elle est une affaire. Qui plus est, une affaire comportant invariablement à sa base des sacrifices de temps, d’argent, d’existence, lesquels trouvent leur justification dans la rémunération. »
Rondet-Saint, La Dépêche coloniale, 29.11.1929

Une ségrégation juridique qui préfigure l’apartheid

 

Il peut donc et il doit donc y avoir deux législations très distinctes en Afrique parce qu’il s’y trouve deux sociétés très séparées. Rien n’empêche absolument, quand il s’agit des Européens, de les traiter comme s’ils étaient seuls, les règles qu’on fait pour eux ne devant jamais s’appliquer qu’à eux.
Alexis de Tocqueville, Rapport sur l’Algérie, 1847, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 752.

Le droit international n’est pas applicable à tout le genre humain. Comment saurait-on appliquer ce droit, qui est un produit de la civilisation et une conséquence de la communauté des idées morales et juridiques des nations civilisées, aux peuples qui n’ont aucune conscience des devoirs qui en découlent ?… La force palpable et impérieuse peut seule les forcer à céder devant le droit d’autrui et à s’incliner devant la nécessité absolue.
Frédéric Martens (extrait de son Traité de droit international, 1886

Une conviction : la hiérarchie des races

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« Oui, je crois en cette race, la plus grande des races gouvernantes que le monde ait jamais connues, en cette race anglo-saxonne, fière, tenace, confiante en soi, résolue que nul climat, nul changement ne peuvent abâtardir et qui infailliblement sera la force prédominante de la future histoire et de la civilisation universelle (…) et je crois en l’avenir de cet Empire, large comme le monde, dont un Anglais ne peut parler sans un frisson d’enthousiasme (…) »
Discours de Joseph Chamberlain, Secrétaire d’État britannique aux colonies en 1895.

 

«La nature a fait une race d’ouvriers. C’est la race chinoise d’une dextérité de main merveilleuse, sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice en prélevant d’elle pour le bienfait d’un tel gouvernement un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre : soyez pour lui bon et humain, et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait et tout ira bien. »
Ernest Renan, La Réforme intellectuelle et morale, 1871.

« Les indigènes sont des races encore à une période de l’enfance. »
Francis de Pressensé (congrès de Brest de la SFIO, 1913)

Des enjeux religieux : convertir encore et toujours

EnjeuxReligieux

 

« L’Algérie, La France africaine, par ma voix d’évêque, vous ouvre ses portes et vous tend ses bras. Ici, vous trouverez pour vous, pour vos enfants… des terres plus abondantes et plus fertiles… Venez, en contribuant à établir sur ce sol encore infidèle une population laborieuse, morale, chrétienne. Vous en serez les vrais apôtres, devant Dieu et devant la patrie. »
Appel de Monseigneur Lavigerie aux chrétiens, 1871.

 

« Répandre l’Évangile chez les païens doit inclure beaucoup plus que ne l’implique l’image courante du missionnaire, c’est-à-dire un homme allant ici et là avec la Bible sous le bras. La promotion du commerce doit faire l’objet d’une attention spéciale, car le commerce, plus qu’autre chose, détruit cet esprit d’isolement que le paganisme engendre. »
Livingstone, Discours à l’Université de Cambridge, 1857.

La propagande raciste dans l'éducation

La propagande raciste dans l'éducation

Extrait du Manuel de géographie, programme de 1902. Cours moyen, 2e année.

 

« La France est une des premières nations colonisatrices : son empire colonial, immense, occupe le deuxième rang dans le Monde, après celui de l’Angleterre.

 

Caractères généraux de nos colonies.  Ces colonies sont très diverses, situées dans les cinq parties du Monde et à des latitudes très différentes. Leurs productions sont par suite très variées, ce qui est favorable au commerce ; et notre flotte de guerre trouve dans toutes les parties du monde des points d’appui. Elles sont aussi très étendues, 8 941 377 kilomètres carrés (avec 41 millions et demi d’habitants), environ 16 fois la superficie de la France. Notre domaine colonial vaut à la France bien des jalousies.

Pourquoi les Français ont colonisé. La situation de la France, ouverte sur deux mers, invitait les Français aux longs voyages. Leur hardiesse, leur esprit d’aventure les y poussaient également. Aussi, les Normands, les Bretons, les Gascons se lancèrent, dès le XVe siècle, vers les mondes inconnus.

Plus tard, au XVIIe siècle, le désir de faire une France plus grande et celui de faire bénéficier nos frères lointains des bienfaits de la civilisation les poussèrent à coloniser. Peu de peuples ont montré un pareil désintéressement !

Ces conquêtes ont eu une très grande utilité pour notre patrie : au point de vue économique, les colonies achètent à la métropole ses produits manufacturés et lui fournissent les matières premières (sucre de canne, riz, coton, laine, caoutchouc, ivoire), elles favorisent la marine marchande ; au point de vue militaire, elles offrent à notre flotte de guerre des lieux de refuge et des points d’appui. »

Extraits du tour de la France par deux enfants

tour de la france par deux enfants

Augustine Fouillé dite G. Bruno, éditions Belin, 1877

 

Les quatre races d’hommes

 

«

  • La race blanche, la plus parfaite des races humaines, habite surtout l’Europe, l’ouest de l’Asie, le nord de l’Afrique et l’Amérique. Elle se reconnaît à sa tête ovale, à une bouche peu fendue, à des lèvres peu épaisses. D’ailleurs son teint peut varier.
  • La race jaune occupe principalement l’Asie orientale, la Chine et le Japon : visage plat, pommettes saillantes, nez aplati, paupières bridées, yeux en amandes, peu de cheveux et peu de barbe.
  • La race rouge, qui habitait autrefois toute l’Amérique, a une peau rougeâtre, les yeux enfoncés, le nez long et arqué, le front très fuyant.
  • La race noire, qui occupe surtout l’Afrique et le sud de l’Océanie, a la peau très noire, les cheveux crépus, le nez écrasé, les lèvres épaisses, les bras très longs.

»

Hiérarchisation et stéréotype : l'émergence d'un racisme populaire (caricatures)

émergence d'un racisme populaire

 

Le racisme populaire va se développer entre la fin du XIXE siècle  et le début des années 1930.

 

Il va revêtir plusieurs formes caractéristiques, s’adaptant au contexte politique de la colonisation en cours :

La caricature à laquelle s’adonneront  tous les grands médias : journaux illustrés populaires,  publications à caractère « scientifique »,  revues de voyage dont le registre humoristique repose sur la dépréciation systématique de l’indigène, tout particulièrement s’il est Africain. A cette iconographie de type caricaturale et journalistique s’ajoute celle de la réclame publicitaire qui contribuera à la construction de cette image caricaturale justifiée cette fois par des raisons mercantiles.

 

La caricature antisémite :
Dessiner pour désigner

 

Le signalement des Juifs dans l’iconographie est un fait très ancien. Dans des travaux pionniers, Bernard Blumenkranz en a répertorié les évolutions dans l’art religieux médiéval. Ainsi, peinture, gravures, enluminures reproduisirent certains aspects de la réalité sociale, enregistrant les habitudes vestimentaires et culturelles des Juifs mais reflétant aussi les marques imposées par une société discriminatoire. En même temps, l’art chrétien contribua à établir et diffuser des stéréotypes, par l’association récurrente des Juifs au commerce de l’argent ou en leur prêtant des caractéristiques physiques bien particulières sous une forme assimilable, dès le 13e siècle, à de véritables caricatures Le Juif médiéval au miroir de l’art chrétien, Paris,…

Le tournant de l’émancipation semble avoir été enregistré avec retard par les images comme l’attestent certains documents de l’époque révolutionnaire sans qu’il soit possible d’établir si les auteurs de gravures renonçaient moins volontiers à un signifiant marqueur d’identité qu’aux préjugés attachés à une telle représentation.

Quoi qu’il en soit, l’émancipation ne modifia pas seulement la condition des Juifs dans les sociétés d’Europe occidentale. Les modalités de leur représentation imaginaire et imagée s’en trouvèrent bouleversées dès lors qu’aucun signe extérieur ne permettait plus de les identifier. Nombreux, Juifs parfois, furent ceux qui pensèrent l’intégration sous forme d’assimilation et d’extinction des particularismes, d’abord au niveau des apparences. Ainsi, selon Bernard Lazare « les Juifs avaient tenu à demeurer au milieu des peuples, avec leur caractéristique propre, leur type physiologique et psychologique », et ils ne pourraient « éviter l’antisémitisme qu’en disparaissant, en se fondant dans le flot de la nation » (Bernard Lazare, Juifs et antisémites, recueil de textes,…)

Il ne saurait être question ici de discuter l’illusion suivant laquelle l’intégration et a fortiori l’assimilation devaient conduire à la disparition de l’antisémitisme. En revanche, il convient d’analyser la façon dont les dessinateurs de la presse antisémite se posèrent la question de la représentation d’une communauté dont les particularismes étaient, de droit mais aussi de fait, de moins en moins manifestes. Une question qui n’était pas simplement de nature graphique et qu’ils ne furent pas seuls à se poser tant elle se trouvait au cœur même des nouvelles formes d’antisémitisme contemporain. La recherche obsessionnelle de signes permettant d’identifier les Juifs devint en effet l’un des exercices favoris des antisémites à la fin du 19e siècle puis au cours du 20e siècle, l’absence de visibilité suscitant maints nouveaux fantasmes.
Ainsi, l’équipe du Supplément illustré de l’Antijuif algérien, dans son premier numéro du 27 mars 1898, publiait un appel sans ambiguïté : « nous prions nos amis, amateurs photographes, de nous adresser les gueules de youtres que leur instantané pourra surprendre » (Numéro du 27 mars 1898, p.  3.). Une telle idée fut réitérée dans la livraison du 12 juin 1898. Cette fois, un journaliste proposait d’organiser, à l’exposition de 1900, une « section algérienne de nez crochus. On appellerait cela la galerie de la question juive. Ces électeurs en turbans, séruels, savates et tout ce qui s’ensuit, ne manqueraient pas d’être intéressants au plus haut point ( Article « Les Juifs algériens à l’exposition de 1900 »).

Comme on le sait, le principe de l’exposition, outil pédagogique destiné à apprendre à reconnaître le Juif allait devenir réalité dans l’Allemagne hitlérienne et sous Vichy. Au diapason des mêmes obsessions, à l’époque où les Juifs d’Italie étaient devenus des citoyens de seconde zone, la revue fasciste et raciste La difesa della razza préconisait la « judéoscopie », « nouvelle science ou tout au moins méthode infaillible pour découvrir, partout où il se niche, le Juif » ( Article « Judeoscopia », La difesa della razza, A. IV)

 

Marie-Anne Matard-Bonucci

Les zoos humains, expositions ethnologiques et villages nègres

 

– Ces « zoos humains » – où des individus « exotiques » mêlés à des bêtes sauvages étaient montrés en spectacle derrière des grilles ou des enclos – expositions, auxquels succéderont les villages nègres – mise en scène du sauvage sans soucis de vérité scientifique – rencontrèrent un immense  succès populaire à partir du début des années 1870.  L’impact de ces spectacles dans la construction de l’image de l’Autre est déterminant : sous-race, violent, obscurantiste, fétichiste… Une telle « sauvagerie » devait démontrer que la colonisation était une mission civilisatrice et salvatrice.

 

– Les expositions coloniales : Vecteurs de la « bonne conscience » du colonisateur, les expositions coloniales adoucissent l’image du sauvage au fur et à mesure que s’achèvent la phase de conquête et que la mission civilisatrice, alibi de la colonisation, redevient d’actualité. Même s’il reste clairement inférieur, l’Autre retrouve une humanité et une possibilité d’évolution qui justifie notre mission civilisatrice et ses bienfaits.

Les zoos humains

 

Au XVIIIe siècle, la pensée encyclopédique a l’ambition de classer les « choses inanimées » et les êtres vivants : c’est le projet du naturaliste Georges Buffon et de son Histoire naturelle générale et particulière (de 1749 à 1804). Les avancées préanthropologiques tentent dans cette perspective de dresser, au début du XIXe siècle, un inventaire des différences humaines, dont le baron Cuvier est la figure emblématique avec ses travaux sur la Vénus hottentote (1815-1817) après qu’elle a été exhibée à Londres et à Paris. Les théoriciens « scientifiques » de la « race » sont cependant loin d’être tous favorables à la colonisation, certains d’entre eux arguant que chaque « race » doit avoir sa propre zone de développement, d’autres craignant les effets du métissage.

À ce versant scientifique s’ajoute une longue lignée de publicistes popularisant l’idée de « race », depuis l’essai du comte de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853- 1855), aux ouvrages à succès de Gustave Le Bon (1841-1931), Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) ou Léopold de Saussure (1866-1925). Si leurs avis divergent sur la nécessité de la colonisation, le concept d’inégalité raciale qu’ils contribuent à diffuser pénètre les discours coloniaux, disséminant l’idée d’une « mission civilisatrice » destinée, par la domination coloniale, à hisser progressivement les « peuples inférieurs » jusqu’aux lumières de la civilisation européenne.

Au cours de la constitution d’un domaine colonial immense par la  IIIe République, les Français sont invités à découvrir des « indigènes » lors de manifestations de plus en plus nombreuses. Entre les villages ethniques itinérants, les grandes exhibitions et les pavillons coloniaux dans les expositions régionales, nationales ou universelles, ce ne sont pas moins de trente manifestations qui s’organisent chaque année en France, entre 1880 et 1912. Ces exhibitions d’indigènes s’imposent en France, dans le dernier tiers du XIXe siècle, comme le premier espace de rencontre avec « l’Autre ». Phénomène majeur de la culture de masse, elles se déroulent jusqu’au début des années 1930. Leur succès est dû à la fascination pour les peuples et les contrées exotiques. Ces exhibitions constituent également des dispositifs culturels par lesquels se vulgarise l’idée de « race ». Les anthropologues utilisent d’ailleurs, jusqu’au début du XXe siècle, les « spécimens humains » présentés dans ces « zoos humains » pour leurs propres recherches anthropométriques. Travaux savants, spectacles populaires des « sauvages » (y compris sur les scènes de théâtre ou de music-hall) et discours coloniaux s’articulent de manière complexe et non systématique, délimitant les contours d’un univers mental où la supériorité raciale et culturelle de l’Occident légitime — voire rend nécessaire — la domination coloniale. Mais ces rencontres bouleversent aussi le champ esthétique et artistique, introduisant à bas bruit l’idée de l’existence d’autres cultures et de civilisations riches et complexes.

C’est alors par millions que les Français, de 1877 au début des années 30, vont à la rencontre de l’Autre. Un « autre » mis en scène et en cage. Qu’il soit peuple « étrange » venu de tous les coins du monde ou indigène de l’Empire, il constitue, pour la grande majorité des métropolitains, le premier contact avec l’altérité. L’impact social de ces spectacles dans la construction de l’image de l’Autre est immense. D’autant qu’ils se combinent alors avec une propagande coloniale omniprésente (par l’image et par le texte) qui imprègne profondément l’imaginaire des Français. Pourtant, ces zoos humains demeurent absents de la mémoire collective.

L’apparition, puis l’essor et l’engouement pour les zoos humains résultent de l’articulation de trois phénomènes concomitants : d’abord, la construction d’un imaginaire social sur l’autre (colonisé ou non) ; ensuite, la théorisation scientifique de la « hiérarchie des races » dans le sillage des avancées de l’anthropologie physique ; et, enfin, l’édification d’un empire colonial alors en pleine construction.

 

Bien avant la grande expansion coloniale de la IIIe République des années 1870-1910, qui s’achève par le tracé définitif des frontières de l’Empire outre-mer, s’affirme, en métropole, une passion pour l’exotisme et, en même temps, se construit un discours sur les « races » dites inférieures au croisement de plusieurs sciences. Certes, la construction de l’identité de toute civilisation se bâtit toujours sur des représentations de l’autre qui permettent – par effet de miroir – d’élaborer une autoreprésentation, de se situer dans le monde.

En ce qui concerne l’Occident, on peut déceler les premières manifestations de cela dans l’Antiquité (la catégorisation du « barbare », du « métèque » et du citoyen), idée à nouveau portée par l’Europe des croisades, puis lors de la première phase d’explorations et de conquêtes coloniales des XVIe et XVIIe siècles. Mais, jusqu’au XIXe siècle, ces représentations de l’altérité ne sont qu’incidentes, pas forcément négatives et ne semblent pas pénétrer profondément dans le corps social.

Avec l’établissement des empires coloniaux, la puissance des représentations de l’autre s’impose dans un contexte politique fort différent et dans un mouvement d’expansion historique d’une ampleur inédite. Le tournant fondamental reste la colonisation, car elle impose la nécessité de dominer l’autre, de le domestiquer et donc de le représenter comme inférieur.

Aux images ambivalentes du « sauvage », marquées par une altérité négative mais aussi par les réminiscences du mythe du « bon sauvage » rousseauiste, se substitue une vision nettement stigmatisante des populations « exotiques ». La mécanique coloniale d’infériorisation de l’indigène par l’image se met alors en marche, et, dans une telle conquête des imaginaires européens, les zoos humains constituent sans aucun doute le rouage le plus vicié de la construction des préjugés sur les populations colonisées. La preuve est là, sous nos yeux : ils sont des sauvages, vivent comme des sauvages et pensent comme des sauvages. Ironie de l’histoire, ces troupes d’indigènes qui traversaient l’Europe (et même l’Atlantique) restaient bien souvent dix ou quinze ans hors de leurs pays d’origine et acceptaient cette mise en scène… contre rémunération. Tel est l’envers du décor de la sauvagerie mise au zoo, pour les organisateurs de ces exhibitions : le sauvage, au tournant du siècle, demande un salaire.

Les « zoos humains » se trouvent ainsi au confluent d’un racisme populaire et de l’objectivation scientifique de la hiérarchie raciale, tous deux portés par l’expansion coloniale. Remarquable indice de cette confluence, les « exhibitions ethnologiques » du Jardin zoologique d’acclimatation sont légitimées, comme nous l’avons vu, par la Société d’anthropologie et par la quasi-totalité de la communauté scientifique française. Même si, entre 1890 et 1900, la Société d’anthropologie devient nettement plus circonspecte quant au caractère « scientifique » de tels spectacles, elle ne peut qu’apprécier cet afflux de populations qui lui permettent d’approfondir ses recherches sur la diversité des « espèces ». La rupture va naître finalement de l’importance croissante donnée à ces divertissements appréciés du public, et surtout à leur caractère de plus en plus populaire et théâtral.

Il faut dire que ces spectacles – mais aussi les exhibitions au Champ-de-mars et aux Folies-Bergère – se structurent sur une mise en scène de plus en plus élaborée de la « sauvagerie » : accoutrement baroque, danses frénétiques, simulation de « combats sanguinaires » ou de « rites cannibales », insistance des programmes publicitaires sur la « cruauté », la « barbarie » et les « coutumes inhumaines » (sacrifices humains, scarifications…).

Entre « eux » et « nous », une barrière infranchissable Tout converge pour qu’entre 1890 et la première guerre mondiale une image particulièrement sanguinaire du sauvage s’impose. Ces « spectacles » – construits sans aucun souci de vérité ethnologique, est-il besoin de le préciser – renvoient, développent, actualisent et légitiment les stéréotypes racistes les plus malsains qui forment l’imaginaire sur l’« autre » au moment de la conquête coloniale. Effectivement, il est essentiel de souligner que la « fourniture de ces indigènes » suit étroitement les conquêtes de la République outre-mer, recevait l’accord (et le soutien) de l’administration coloniale et contribuait à soutenir explicitement l’entreprise coloniale de la France.

Ainsi, des Touaregs furent exhibés à Paris durant les mois suivant la conquête française de Tombouctou en 1894 ; de même, des Malgaches apparurent une année après l’occupation de Madagascar ; enfin, le succès des célèbres amazones du royaume d’Abomey fait suite à la très médiatique défaite de Behanzin devant l’armée française au Dahomey. La volonté de dégrader, d’humilier, d’animaliser l’autre – mais aussi de glorifier la France outre-mer à travers un ultranationalisme à son apogée depuis la défaite de 1870 – est ici pleinement assumée et relayée par la grande presse, qui montre, face aux colonisateurs, des « indigènes » déchaînés, cruels, aveuglés de fétichisme et assoiffés de sang. Les différentes populations exotiques tendent ainsi à être toutes montrées sous ce jour peu flatteur : il y a un phénomène d’uniformisation par la caricature de l’ensemble des « races » présentées, qui tend à les rendre presque indistinctes. Entre « eux » et « nous », une barrière infranchissable est désormais dressée!

Les mises en scène sont ici beaucoup plus « ethnographiques », et les « villages » ressemblent à des décors de carton-pâte dignes des productions hollywoodiennes de l’époque sur l’« Afrique mystérieuse (8) ». On admire les productions locales et l’« artisanat » commercialisé (sans doute l’un des tout premiers « arts nègres » destinés au grand public !), des formes particulières d’organisation sociale sont progressivement reconnues, quand bien même elles sont généralement montrées comme les traces d’un passé que la colonisation doit impérativement abolir. Les reconstitutions fantaisistes de « danses indigènes » ou les épisodes historiques fameux s’espacent et s’estompent.

Une autre conjoncture se dessine : le « sauvage » (re)devient doux, coopératif, à l’image à vrai dire d’un Empire qu’on veut faire croire définitivement pacifié à la veille de la première guerre mondiale. A cette époque, les limites territoriales de l’Empire sont en effet tracées. A la conquête succède la « mission civilisatrice », discours dont les expositions coloniales se feront les ardents défenseurs. Au militaire succède l’administrateur. Sous l’influence « bénéfique » de la France des Lumières, de la République colonisatrice, les « indigènes » sont replacés au bas de l’échelle des civilisations, alors que la thématique proprement raciale tend à s’effacer. Les villages nègres remplacent les zoos humains. L’indigène reste un inférieur, certes, mais il est « docilisé », domestiqué, et on découvre chez lui des potentialités d’évolution qui justifient la geste impériale.

1925 : Exemple de village nègre en Suisse

 

Entre 1890 et 1930, la Suisse a connu plusieurs exhibitions ethnologiques de types zoos humains et village nègre. Pour un pays qui n’a jamais eu de colonie, l’attrait pour ces manifestations montre combien la contagion du racisme aura été forte : la curiosité, l’exotisme et l’attrait scientifique ont suffi.

En 1925, le village nègre fait partie d’un ensemble appelé Parc de Plaisance et se présente sous la forme d’un groupe de baraques avec une mosquée qui retient l’attention. Comme cela se faisait couramment à l’époque, les visiteurs circulent librement dans le village.

Les habitants du village ne sont pas vraiment considérés comme des animaux en cage et peuvent même sortir de l’enceinte, pourvu qu’ils ne soient pas trop en contact avec la vie européenne. La raison de cette autorisation est simple : une fois dehors, ils constituent des supports de publicité vivants. Les fêtes religieuses attirent le public, notamment celle qui marque le début de l’année du calendrier musulman. Elles sont agrémentées de musique, de danses, de chants, de flambeaux…

Mais l’élément le plus important, peut-être, c’est la conférence donnée par Emile Yung, anthropologue à Genève, à partir de sujets vivant au village. La conférence s’intitule : « Caractéristiques anthropologiques de la race nigritique étudiées sur quelques-uns de ses représentants du Soudan occidental — Parenté de cette race avec les autres nègres africains, sa distribution géographique ». Elle se déroule le 11 juillet. Au pied de la chaire, quinze membres du village nègre : hommes, femmes et enfants, choisis par le conférencier. Son exposé repose sur l’anatomie comparée : la peau, puis la tête et le volume crânien, le pied, le nez et les cheveux.

Ainsi, ce “zoo humain” répond à la curiosité du quidam, qui à cette époque ne voyage pas,  mais aussi — et c’est plus troublant — à celle du scientifique. La filiation entre science des races et racisme populaire est une réalité qu’illustre bien cet exemple.